vendredi 12 janvier 2018

Les uns , les autres : Patrick BESSON

Les uns , les autres de Nathalie AZOULAI, Patrick BESSON, Arnaud CATHRINE, Emmanuelle DELACOMPTEE; Jean-Michel DELACOMPTEE, Jean-Paul ENTHOVEN, Yves HARTE, Cécile LADJALI, Franck MAUBERT, Céline MINARD, Eric NAULLEAU, Martin PAGE aux éditions Robert LAFFONT 17 euros.

Ce livre dont les bénéfices iront au Secours populaire français est le fruit d’une collaboration entre l’Hôtel Ville d’Hiver, La Librairie Générale et les éditions Robert Laffont. 

Le principe que nous avions initié avec les éditions bordelaises Bijoux de Famille s’est affermi cette année avec la participation des éditions Robert Laffont. Les douze auteurs invités à séjourner en résidence à l’Hôtel Ville d’Hiver ont chacun accepté de rédiger une histoire qui mettrait en scène une personnalité artistique, certes disparue mais dont l’œuvre continue d’inspirer et invite, si besoin était, à ajuster notre culture. 

Chaque semaine, nous vous proposons un morceau choisi des douze nouvelles censé rendre hommage au talent des auteurs qui ont su admirablement répondre au jeu auquel on les conviait.

Cette semaine : Patrick BESSON


Joseph Roth à Paris  

J’entre dans le café : il y a une belle femme brune derrière le comptoir. C’est la patronne, Mme Alazard. J’ai lu sa fiche à l’Abwehr. Elle ne couche pas avec Roth mais elle le met souvent au lit. Elle lui sert une vingtaine de pernods par jour. C’est elle, son assassin. Comme le dit souvent Grudel : « l’apéro nous aidera beaucoup dans la conquête de la France. C’est notre arme secrète. En boxe, le coup au foie n’est-il pas décisif ? »
Il est assis à gauche de l’entrée, sur la banquette. Par la fenêtre, il voit sa chambre éventrée. Une pile de soucoupes à côté de son verre vide : tous ceux qu’il a vidé avant celui-là. Il est tassé sur lui-même comme une pile de vieux livres. Ses livres, il m’a fallu les lire avant de prendre mon train pour Paris. Ils m’ont été fournis par l’Abwehr car on ne les trouve plus en librairie. Von Grudel m’a dit : « C’est du sous-Dostoïevski, ou plutôt du Dostoïevski soûl. » C’est ça que j’aime chez le colonel, en dehors de ses moustaches à la Bismark qui me rappellent mon grand-père : son sens de la formule qui détend l’atmosphère nazie.
« Herr Roth ? »
Il tourne vers moi ses gros yeux bleus plein de larmes. Qu’y a-t-il en effet de plus triste que de voir, un jour de novembre, son logement parisien en train d’être démoli ?
« J’arrive tout juste de Berlin : j’ai fui le nazisme
- Pourquoi ne l’avoir pas fui le 30 janvier 1933 comme moi ?
- J’avais seize ans.
- Asseyez-vous. Vous êtes majeur ? 
- A l’évidence, non.
- Germaine, un pernod pour le mineur allemand antinazi. Et un autre pour moi, cela va sans dire. »
Il parle français, moi aussi : ma mère est alsacienne. Elle a quitté l’Alsace en 1919 quand le département est redevenu français : elle préférait les allemands. Du reste, elle en avait épousé un : papa.
« Vous êtes juif ? me demande encore Roth.
- Oui.

- Prouvez-le.

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