« Quant à moi, seul du clan à penser juste et à marcher droit, j’essaierai de dépasser le score de Roger Walkowiak dans son quart de finale au championnat de France deux mille trois en duplicate. Pour un jour aussi moche et blessant qu’aujourd’hui, je ne vois pas ce que je pourrais espérer de mieux. »
Ainsi se termine le dernier roman d’Emmanuel Venet, bel auteur de la maison Verdier qui se consacre avec une ardeur constante à révéler les voix majeures de notre littérature, des plus célèbres (Michon, Bergougnioux, Rolin…) à celles en attente d’une véritable reconnaissance, Emmanuel Venet en faisant évidemment partie.
Marcher droit, tourner en rond dure le temps d’une célébration mortuaire. Une certaine Madame Vauquelin de la Pastorale diocésaine de Sainte-Foy-Laval (épargnez-vous la recherche, ce lieu n’existe pas), encense la destinée de Marguerite, aïeule de la famille Boyer qui assiste-là à son enterrement de quasi centenaire : « Certes, elle est morte une semaine seulement avant son centième anniversaire, il s’en fallait donc de peu, mais en toute rigueur le compte n’y était pas. »
Dans la foule réunie se trouve son petit-fils, le seul semble-t-il à récuser l’éloge fait par Madame Vauquelin. C’est lui que nous entendons tout au long de ce réquisitoire à l’encontre non seulement de cette grand-mère Marguerite mais aussi de tante Lorraine, tante Solange et encore de ses cousines Marie et Christelle, bref un dépliage familial qui prend très vite des allures de règlements de comptes. La charge est d’autant plus sévère qu’elle provient d’un homme - notre narrateur - atteint du syndrome d’Asperger. Son intelligence est de ce fait attisée au détriment de ses relations sociales difficiles. Pour compléter l’affaire, son aversion pour l’hypocrisie régnant au sein de sa famille l’isole considérablement et comme nul n’ignore sa maladie sans pour autant l’accepter, ses proches, à la moindre parole teintée d’une vérité désagréable, le renvoie à ses deux passions, le jeu de Scrabble où il excelle et son érudition étourdissante pour les accidents d’avions.
Il n’empêche, une lucidité et des principes moraux inébranlables lui servent à dénoncer les uns après les autres chaque travers hypocrite qui entache depuis des lustres l’histoire familiale. On croit par instants tenir un Thomas Bernhard français, une jouissance honteuse en découle lorsque la méchanceté talentueuse d’Emmanuel Venet devient un hilarant exercice de style.
Et il y a de quoi rire dans ce décryptage d’une famille que l’on reconnaîtrait sans peine à travers tout notre territoire car quels faits plus rassembleurs que ceux, par exemple, de la première guerre mondiale où les victimes se sont éparpillées en nombre dans nos familles ? Mais aussi, qu’y a t-il de plus sombre que des histoires de coucheries, de tromperies et de violences conjugales cachées depuis la nuit des temps dans l’intimité des mariages et encore, combien compte-t-on de triviales affaires d’argent et de complots qui émaillent de silencieux calculs lorgnant des héritages ?
Marcher droit, tourner en rond se charge de raconter tout cela avec le ton de quelqu’un qui se sait nullement entendu en raison de sa maladie totalement assumée mais à jamais incomprise.
Drame supplémentaire de ce personnage déterminé à ne rien cacher de lui-même, l’échec de sa vie sentimentale qui n’est pas en soi une surprise mais qui atteint une dimension burlesque lorsque l’amour irraisonné de notre champion de Scrabble pour sa belle et inaccessible Sylvie Sylvestre-Lachenal, rencontrée au collège mais jamais conquise, se conclue bien des années plus tard par une interdiction juridique d’approcher celle-ci de quelque façon que ce soit.
Emmanuel Venet ajoute alors un ingrédient subtil à son roman qui détourne soudainement l’empathie éprouvée jusque-là envers ce témoignage forcené d’un déçu de la vie.
Cependant, les plus belles et émouvantes pages de Marcher droit se tiennent dans l’évocation des deux grands-pères (André et Adrien) qu’il serait injuste d’oublier. Deux autres grands désoeuvrés de la société dont la mémoire réhabilitée par leur petit-fils permet à ce dernier de s’extirper d’une solitude implacable. Ces pages-là sont incontestablement les poutres maîtresses de Marcher droit, sa poésie et sa lumière.
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