Journal tome 1 Les années hongroises 1943 - 1948 de Sandor Marai, éditions Albin Michel, 25 euros:
« L’anniversaire de la petite fille des voisins, avec gâteau, café viennois, lampions… Impossible de trouver les mots pour décrire l’effet qu’ont eu les lampions sur Jani et Agi… J’ai dû promettre que j’en rapporterais de Budapest ; impossible de déchoir dans la compétition entre les deux « châteaux » voisins. Je pose timidement la question dans deux magasins du centre-ville, auraient-ils des lampions ? Etrange requête quatre mois après la fin d’un siège. Les vendeurs me regardent d’un air réprobateur. Non, ils n’ont pas de lampions. Dans le troisième magasin, un silence pesant accueille ma question puis un homme à lunettes d’un certain âge, le propriétaire, se lève de derrière la caisse, se rapproche d’un air soupçonneux, remonte ses lunettes sur son front et m’examine. « Ne seriez-vous pas monsieur Marai ? dit-il. - Mais si. - Aah !… », répond-il, soulagé, et il réintègre sa cage. Personnellement, il n’a pas de lampions. Mais il me donne une adresse au coin des rues Magyar et Karolyi, où j’en trouverai certainement. L’immeuble et la boutique sont indemmes. Le magasin est irréel. Dans la ville éventrée, parmi les maisons déchiquetées, où chacun court après la nourriture, voici un lieu où rien n’a changé : ici on vend du superflu, tout ce qu’il faut pour la magie et les contes. Sur les rayonnages et sur les murs, des serpentins, des rangées de lampions, comme dans une fête orientale qui aurait résisté au temps et ce serait muée en réalité grotesque et fantomatique… Aux murs sont suspendus des masques, on dirait la cabane d’un sorcier nègre : le cannibale, le chef de tribu, le grand-prêtre, le nègre, le Chinois, Saint Nicolas… Un couple de vieillards visiblement sous-alimentés végète dans ce magasin singulier ; la femme est assise à la caisse et, à mon arrivée, l’homme s’agite convulsivement parmi les rayonnages. Mon souhait électrise les deux vieux. Qui achète des lampions aujourd’hui ?… Mûs par un optimisme tenace, ils semblent espérer que je suis l’hirondelle annonçant le renouveau et que l’humanité, enfin revenue à la raison, va recommencer à acheter des lampions et des serpentins. On me propose une gamme de lampions, des ronds, des longs, des en accordéons, en veux-tu en voilà. «Zeig him die Konfettis »* dit la vieille dame sourde de sa caisse. Le vieil homme propose sa marchandise d’une main tremblante. « Vous ne désirez pas de feux d’artifice ?… », demande t-il d’une voix implorante. «J’ai des fusées, des feux de Bengale, des pétards… » sa proposition me touche profondément. Je lui réponds à regret que les temps sont encore un peu troubles et qu’il ne me paraît pas judicieux d’organiser des soirées avec feux d’artifice dans un village au bord du Danube, car cela pourrait être mal interprété. « Vous savez, ajoute-t-il, fébrile, avant, à cette époque de l’année, c’était notre saison. Aujourd’hui, c’est comme si on l’avait rayé du calendrier, monsieur », conclut-il tristement. Voilà ce qu’il dit, quatre mois après la fin du siège, avec le haussement d’épaules résigné de l’homme de l’art conscient que dans un passé proche, des saboteurs, des concurrents non professionnels ont mis au point des feux d’artifices d’une telle ampleur que le public en est rassasié pour un certain temps. »
* « Montre-lui les confettis »